Une bibliographie par Marc Kravetz

Dante Sauveur GATTI, dit Armand Gatti, ou encore Don Qui ? ou bien 4 Chats ou Le poète survolté, né le 26 janvier 1924 à la maternité de l’hôpital de Monaco, fils d’Auguste Rainier, balayeur, et de Letizia Luzona, femme de ménage.

Bon élève (dissipé) du petit séminaire ; résistant, condamné à mort (gracié en raison de son âge) ; déporté (évadé) ; parachutiste (médaillé) ; journaliste (couronné du Prix Albert Londres) au Parisien Libéré puis à Paris-Match, France Observateur, L’Express (ancienne formule) et Libération (l’autre, celui de la Résistance) ; cinéaste (consacré dès son premier film L’enclos, ignoré dès le second L’autre Cristobal, exilé pour le troisième Le passage de l’Ebre, interdit de caméra pour beaucoup d’autres – une dizaine) ; écrivain-dramaturge-metteur en scène (célèbre et célébré : La vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., Chant public devant deux chaises électriques, V comme Vietnam, Les treize soleils de la rue Saint-Blaise, Le cheval qui se suicide par le feu, plus un nombre considérable de pièces, le tout joué un peu partout sur la planète et quelques rares fois en France) ; voyageur (Sibérie, Chine, Corée, Japon, Guatemala, Nicaragua, Costa-Rica, Allemagne, Irlande) – ici on s’en tient aux déplacements qui ont donné lieu ensuite à des reportages, livres, pièces de théâtre ou films ; écrivain public itinérant et vidéographe (en compagnie de la Tribu, du Brabant-Wallon à Montbéliard, de Ris-Orangis à l’Isle d’Abeau avec crochet par Saint-Nazaire prolongé d’une pointe en Avignon et Marseille avant un rebond à Strasbourg).

Signe particulier : refuse de s’enfermer dans sa fiche de police. Plus difficile de raconter Gatti que de peindre l’oiseau de Prévert.

Armand Gatti (il était Dante, le journalisme l’a voulu Armand, Armand il est aussi) ne récuse pas la chronologie. Il l’ignore. Diachronie et synchronie sont pourtant des coordonnées bien commodes. Elles ne sont pour Gatti que de pauvres possibles. Incapables en tout cas d’enfermer ses rendez- vous galactiques. Il leur préfère les diastoles et les systoles, le mouvement vrai de la vie et du monde.

 

L’histoire commence dans un trou, celui, glacé, d’un maquis de la forêt de la Berbeyrolle (Corrèze) pendant l’hiver de 1942, par un dialogue solitaire entre le jeune partisan sans armes et le Dieu des infinis. L’histoire commence dans un camp de concentration, matricule 17173 à Linderman et sur les chemins de l’évasion parcourus à pied par un jeune homme qui, sans le savoir, avait retrouvé l’itinéraire d’Hölderlin.

L’histoire commence au Guatemala avec l’Indien Felipe parlant à l’aube de son massacre une langue inconnue où les mots ne sont plus les étiquettes des choses.

L’histoire n’en finit pas de commencer. L’histoire commence bien avant avec Auguste le balayeur, l’anarchiste rescapé des tueurs Pinkerton, le père qui, dans les mots du fils qu’il ne lira jamais, retrouvera les histoires dont il l’a enivré.

L’histoire n’en finit pas de commencer puisque chaque mot pour écrire est une nouvelle naissance et que dans l’espace utopique de l’écriture, le communard Eugène Varlin peut rencontrer l’anarchiste Durruti, que le communiste Gramsci devient le frère de Felipe l’Indien, que Rosa Luxemburg apprivoise les oiseaux auxquels parlait raconter Gatti François d’Assise.

Au commencement, le mot, le verbe, la seule arme qui ne désigne pas le pouvoir bout du canon, la seule qui vaille qu’on vive : Gatti poète.

Pour le fils de l’immigré, le langage est d’abord un combat. Et pas seulement avec l’ange. Quand les manuels des temps futurs retiendront que la langue de Gatti est l’une des plus belles de ce qui s’appellera alors la littérature française contemporaine, ce ne sera que triste justice. Mais comment dire ce qu’est la recherche du mot juste ? Le combat pour le mot juste, le mot du combat des justes.

Ce mot qui ne se laisse jamais enfermer ou bien il meurt, petit fétiche imprimé des proclamations dérisoires. Le mot juste, c’est-à-dire le mot unique, au moment juste, comme celui qu’échangent les condamnés à mort dans une cellule de la prison de Tulle alors que tout va être dit :

« Le matin s’est levé sur ce moment juste, racontera Gatti bien plus tard, … Peut-être allions-nous mourir dans quelques heures ? Mais si l’aventure devait s’arrêter là, ma vie était remplie. J’avais fait les rencontres essentielles. J’avais vécu ce qu’il y avait de vraiment important dans la vie. Plus tard je me suis aperçu que la vie était faite de ce type de rencontre. Le reste, ce n’est que du temps qui s’écoule. »                                   On ne triche pas avec le temps. Ce n’est pas une raison pour se soumettre à ses lois.

C’est pourquoi tout ce qu’il faut bien désormais appeler l’œuvre d’Armand Gatti, cette vie qui n’a pas été fauchée dans une prison allemande, est faite de rendez-vous dans les espaces-temps de tous ceux que la mort physique a pour toujours privés de la parole. De Gatti, Henri Michaux disait à leur première rencontre : « Depuis vingt ans parachutiste, mais d’où diable tombait-il ? » La question reste aujourd’hui ouverte.

De quel Enclos, de quelle planète provisoire, de quelle cage aux fauves ce messager de l’éternel présent continue-t-il d’émettre cette lumière singulière ? Journaliste,     cinéaste,    dramaturge, écrivain, poète, Gatti ne cesse de se débarrasser de ses identités comme d’autant de peaux mortes. Peut-être le retrouverez-vous un jour à Pékin sur le Pont du Ciel, là où les conteurs se succèdent pour raconter, croit-on, la même histoire, en vérité la même histoire mais toujours différente car chacun en porte la version vraie dont il est le témoin unique.

Gatti ou la quête de la parole errante. Ni un voyage, ni un itinéraire, ou alors celui du Grand Tchou ou de l’Homme Seul, sans fin ni terme, tout juste des étapes :

Barcelone insurgée, le maquis guatémaltèque, un égout de Berlin, une piste vietnamienne, la steppe ukrainienne, la grande poste de Dublin, les docks de Marseille ou les banlieues d’Avignon, de Strasbourg et de la Seine-Saint-Denis.

Là où l’homme est plus grand que l’homme, où il prend enfin la mesure de sa démesure.

 

Marc Kravetz